Didier
Sandre, le travailleur radieux
Il est d'abord une voix
musicale, envoûtante, qui capte l'attention. Dans la grande salle du TNP où
Didier Sandre dit les premiers mots du Laboureur de Bohême « Destructeur
acharné des gens, vous qui méprisez tout ce qui vit, assassin de tous les
hommes, vous Mort soyez maudite » , on est conquis. Phrasé, souffle,
diction tendre et précise, et cette musicalité frémissante, donnent au
texte toute sa splendeur. Depuis toujours Didier Sandre travaille et il sait
le faire oublier. En prime, il a l'art de plaire, belle carrure, traits
fermes, beaux yeux, bref, en dandy pour Oscar Wilde ou un héros Claudélien,
il a su imposer un style, d'une séduction mystérieuse, ondoyante. Derrière
ce physique de beau gosse se devine une fragilité, une sensibilité qu'il a
canalisées dans Tchekhov, dont il a été un parfait interprète, dans
Ivanov mis en scène par Pierre Romans.
Après s'être offert une
escapade dans un répertoire plus divertissant, Le Dîner entre amis, Les
Couleurs de la vie à la Comédie des Champs-Élysées, il retrouve des
terres familières, le TNP puis le théâtre des Gémeaux à Sceaux avec un
texte puissant, Le Laboureur de Bohême, chef d'oeuvre de la littérature
allemande du Moyen Âge de Johannes Von Saaz traduit par Dieter Welke et
Christian Schiaretti, qui signe également la mise en scène. « Quand on a
beaucoup joué, explique l'acteur, la question est de savoir ce qu'on veut
partager avec les autres. J'avais abandonné les grands textes parce qu'il
faut aussi aller voir ailleurs, connaître d'autres expériences. Revenir à
l'essentiel avec ce Laboureur, c'est retrouver mon pays, revêtir un costume
aimé. »
Bien planté sur scène, face
au public, vêtu d'une canadienne et chaussé de solides brodequins, Didier
Sandre est une force concrète, lumineuse. Il pleure la mort de sa femme,
jeune, douce, aimable. Il ne se lamente pas, il accuse, il maudit. Il lutte
mot à mot avec la mort. Serge Maggiani, épinglé par les faisceaux de lumière,
apparaît, disparaît, insaisissable, inquiétant. La mort est certaine de
son bon droit. Elle avance ses arguments : ils sont de taille. Tout homme
sur terre ne sait-il pas que sa perte est inscrite depuis l'origine des
temps ? Aucun ne lance des injures à la tête de l'autre, mais chacun
raisonne, analyse, soupèse. Un texte puissant au verbe éclatant.
« Ce texte, je l'ai pris en
charge, c'est indispensable, reprend Didier Sandre. Le piège serait d'être
pleurnicheur. Il faut l'éviter à tout prix. Dans la situation où il se
trouve, il y a de la colère, de la révolte. La mort est apaisante. Peu à
peu, le deuil se fait, c'est-à-dire qu'il assimile la souffrance. Je trouve
dans ce texte de profondes résonances avec une partie de ma vie, et j'aime
ce parcours qui débute bille en tête et s'achève dans l'apaisement. » Il
dit sa difficulté à apprendre ce texte. « Je doute toujours de moi au début
des répétitions et ce n'est pas une coquetterie. Ce qu'on sait n'est
capitalisé que très tardivement. »
Enfant du théâtre public,
Didier Sandre, fils de Vitez le fusionnel et de Chéreau l'incandescent,
reconnaît avoir fait son trou dans ce métier à coup « de volonté et
d'orgueil. Être en rupture avec son milieu familial ne va pas sans
souffrance. De mon enfance, j'ai conservé des points de repère essentiels,
le goût du travail et un sens de la morale ». Avec Schiaretti, il partage
le même « discours sur la langue. J'aime qu'il place le poète à la première
place ». Mais il aime jouer de la même façon Oscar Wilde et Paul Claudel
et reconnaît « la difficulté d'aborder certains textes. Ils sont plus
faciles à entendre, et je pense aux pièces que j'ai pu jouer dans les théâtres
privés, mais ils ne sont pas plus faciles à jouer. Bien au contraire. »
Et il dit son bonheur
d'interpréter prochainement Feydeau. « Il y a très longtemps que j'en ai
envie. » Aussi quand Claudia Stavisky, directrice du théâtre des Célestins
à Lyon, lui propose en avril Monsieur Chasse, il accepte tout de suite. «
Les contraintes données par l'écriture me fascinent. J'attends avec
impatience de savoir comment aborder Feydeau. C'est une aventure excitante.
» Il la partagera avec Bernard Ballet, autre bel acteur qu'on a également
très envie de voir dans un vaudeville. « C'est une écriture qui contraint
l'acteur à la bonne humeur. J'en ai besoin. Il faut alterner les projets.
Seul le travail compte. » Le travail, maître mot de cet acteur qui reçut
le prix de la critique pour Almaviva du Mariage de Figaro mis en scène par
Jean-Pierre Vincent et un Molière pour le rôle du dandy d'Un mari idéal
d'Oscar Wilde des rôles dont il avait extrait tout le comique. Mais sa
palette est riche. Avec Le Laboureur, on vibre avec lui à sa douleur.
L'humeur blagueuse ou douloureuse, Didier Sandre n'en finit pas de labourer
les planches pour notre plaisir.
Marion
Thébaud